3 1/2 à louer

« Alors mam’selle, comment trouvez‑vous le logement? Il vous plaît? » La voix impatiente du propriétaire me sort brusquement de ma rêverie. Je m’imaginais déjà mettre ma chaise antique et ma patère de bois dans le coin près de la fenêtre d’entrée. Je rêvais de décoration et d’aménagement dans ces belles pièces inondées de lumière.

« Oui, oui,  ça me plaît, un peu vieillot, mais si vous me fournissez un peu de peinture je rénoverai peut‑être un peu.» Je dis cela juste par principe, pour paraître un peu difficile, car il m’aurait présenté le bail et j’aurais signé à l’instant même, avec un crayon de cire, tant l’appartement me plaît.

« Bon, ma p’tite dame, si ça fait votre affaire faudrait pas trop traîner pour signer parce qu’il y a beaucoup de demandes. Concernant la peinture y’a pas de problème, je vous en donnerai deux galons, même. Suis pas un avare, ça c’est sûr! Demain je repasse en ville, voulez‑vous signer à ce moment-là? »

Deux jours plus tard, je me retrouve parmi mes boîtes, mes nouvelles amies, à regarder et à m’émerveiller de mon superbe appartement. De l’espace enfin! Après être restée trop longtemps dans un 1 1/2 sombre et insalubre, ces pièces me semblent immenses. Ici, je me sens enfin libre. Le rêve! Je visite encore mon nouveau chez‑moi, pas encore convaincue de ma chance. Dans la chambre, j’inspecte tout de mon œil de décoratrice. Tiens, une porte que je n’avais pas encore vue! J’ouvre la porte doucement et je me retrouve dans une petite chambre noire. Il y avait sûrement une fenêtre avant, mais quelqu’un a dû la boucher. Au lieu de me retrouver dans un simple 3 1/2 me voilà avec une pièce de plus. La vraie chance! Elle est peut‑être trop petite pour être considérée comme une pièce, ou encore c’est une pièce à débarras?

Enfin j’ai de l’espace! Quatre pièces et une immense salle de bain, avec une vraie douche en prime. Fini les douches téléphone, assise dans le fond du bain pour me laver. Fini les plantes qui manquent de soleil, j’ai maintenant de grandes fenêtres dans toutes les pièces, sauf celle du débarras, mais c’est parfait pour moi. Cette petite pièce me servira de bureau, de chambre noire ou de dépôt. Je vais enfin avoir de la place pour ranger ma bicyclette ailleurs que dans mon salon. Cette décoration contemporaine ne me manquera pas du tout! Je m’imagine toutes les décorations que j’ai envie de mettre. Avec le nouvel emploi qui m’est tombé dans les bras, j’ai enfin les moyens de vivre un peu. J’ai maintenant un endroit pour inviter mes amis. Et je n’arrive pas à croire au prix du loyer. C’est ridiculement bas, je me trouve vraiment chanceuse d’avoir mis la patte dessus. Peut‑être est-ce le destin!

Je prends mon temps pour placer mes objets un peu partout. La vaisselle, les rideaux, les livres que je traîne depuis le collège, les chandeliers reçus de mes amis. On dirait que les boîtes ne se videront jamais! Les murs se colorent de mes souvenirs. Chaque pièce devient le décor de ma mémoire. Il y a la petite pièce (le bureau) que je laisse telle quelle pour le moment. Il est déjà meublé d’un bureau de travail. Les anciens locataires l’ont sûrement oublié là.  Je n’ai pas posé de question au propriétaire, j’ai un peu profité de cet oubli. Tant pis pour lui, s’il le voulait, il n’avait qu’à le reprendre.

C’est dimanche aujourd’hui. Je profite de ces quelques heures de congé pour continuer l’ameublement de mon petit nid. Je recommence à travailler demain. La fin de semaine prochaine, je me gaverai de décoration.

C’est ma première nuit dans mon petit cocon. Après un vrai bain, je regarde encore un peu partout, pour me familiariser. Pour décrire brièvement mon appartement, c’est facile. En entrant, on se retrouve dans un court vestibule ; à droite une garde‑robe, puis on entre dans le salon, les plafonds sont hauts et dorés de moulures anciennes, les contours des fenêtres et des portes également. Ensuite viennent la salle à manger, la cuisine, la salle de bain et, enfin, ma douce chambre, éclairée à souhait. La porte du bureau se trouve dans ma chambre sur le mur adjacent au voisin, comme enclavé chez ce dernier. Drôle d’endroit pour mettre un bureau!

Je suis assise paisiblement dans le bureau à faire semblant de travailler. Je me sens bien dans cette pièce, on dirait que le temps s’arrête, que le silence est profond et presque tangible. Bon, c’est le temps d’aller dormir.

C’est drôle, j’ai passé une heure complète à penser dans le bureau. Pourtant ça m’a paru très court, à peine quelques minutes. Peut‑être me suis-je assoupie sans m’en rendre compte. C’est sûrement cela, distraite comme je le suis!

Enfin la fin de semaine. Ça fait presque une semaine que je vis ici. Je m’y sens très bien, c’est calme et tranquille. Mon amie vient faire un tour bientôt. C’est ma première visite. Tiens, déjà la sonnette d’entrée.

« Salut! Entrez dans mon humble demeure, je vous en prie! » Je me dépêche de la faire entrer, impatiente de lui faire découvrir mon château.

« Wow! C’est super beau! Est‑ce que tu me fais faire la visite guidée? » Je vois une lueur admiratrice dans ses yeux quand elle regarde les grandes fenêtres du salon et l’arrangement des rideaux. J’ai une très grande fierté de lui faire voir mon nouvel univers. Dans mon empressement de lui montrer mon logis, je bouscule une table basse sur laquelle repose un vase bon marché. Et vlan! Le vase explose sur le plancher.

« Et merde… Vas‑y Claudia, vas faire le tour pendant que je ramasse les dégâts.» Je l’entends déjà faire le tour des pièces, ouvrir les portes, faire des Ho! et des Ha!

« Combien tu payes, si ce n’est pas trop indiscret? Me demande‑t‑elle du fond de ma chambre. »

« À peine 375 dollars par mois, ce n’est vraiment pas cher pour un 4 1/2, chauffé et éclairé par-dessus le marché.» Elle vient vers moi, sans paraître impressionnée par le montant du loyer. Elle semble plutôt impressionnée par la hauteur des plafonds.

On se met à jacasser. Comme le font les filles entre elles. On parle de tout : argent, école, travail, sexe, amour … tout y passe. Puis, vers 23h, elle repart.

Il est encore tôt, je pourrais peut‑être travailler sur mes dossiers. Je m’installe dans le bureau. J’ai installé une lampe en serpent que j’ai trouvée dans un marché aux puces. Elle semble un peu bizarre avec les ombres qu’elle dessine, mais je l’aime bien. À force de la fixer, on dirait même qu’elle ondule. Doucement, presque sensuellement. Je me sens un peu grisée, comme engourdie. Je baisse les yeux sur mon dossier, j’ai écrit n’importe quoi. Il est trop tard pour travailler. Au dodo! J’essaie de me convaincre de me lever, je suis si bien assise ici. Un petit effort! Je me parle encore toute seule, il faudra que je fasse attention à cela aussi, me dis-je encore à voix haute. Je me mets à rire comme si je m’étais conté une bonne blague. Je sors du bureau et mon rire s’arrête net quand je vois l’heure. Merde, il est 4h du matin! Je n’y comprends rien. Qu’est‑ce que j’ai pu faire pendant 5 heures? Je regarde la porte close du bureau, comme pour y trouver une réponse. Je me promets que demain je travaillerai sur les dossiers.

Un autre dimanche chez moi. Je fais le ménage avec plaisir, pour une fois. Puis vers midi je décide d’aller travailler un peu. Me voilà dans ma pièce préférée. Il faudrait que je la décore plus, mais je l’aime bien comme cela : dénudée et pure. Je m’assois sur la chaise, je me relaxe et déjà je commence à sentir tous mes muscles qui se réchauffent. C’est d’une sensualité extrême. Des couleurs se jettent sous mes paupières, presque un rêve éveillé. Une orgie des sens. On dirait qu’on me souffle à l’oreille des sons fabuleux. D’un sursaut, je me lève avec un sentiment de culpabilité, j’ai plein de travail à faire, je ne peux me permettre de rêver toute la journée. Je crois que je vais aller travailler sur la table de la cuisine pour changer.

Cette fois‑ci, je n’en crois pas mes yeux, il est minuit. J’ai envie de crier. J’ai passé près de 12 heures dans le bureau sans rien écrire sur mes dossiers. J’ai vraiment un problème. Il faut que je voie un psy, ce n’est pas normal. Il y a même un message qui clignote sur mon répondeur, je n’ai même pas entendu la sonnerie. Le pire, c’est que je me sens fatiguée après tout cela. Mes yeux se ferment déjà.

Ce soir, j’ai encore des dossiers que j’ai ramenés à la maison. Mais cette fois, je travaillerai sur la table de la cuisine. Je crois que je me sens trop bien dans le bureau, je perds la notion du temps. Il faudra que j’y réfléchisse un peu plus. Ça doit être encore mes rêveries qui prennent trop de place. J’ai juste envie d’ouvrir la porte du bureau et de m’asseoir deux minutes avant de travailler sur les dossiers. Quand j’ouvre la porte, l’odeur me frappe! Une odeur de bienvenue, je suis chez moi. La lumière‑serpent m’entoure, presque sensuelle. Mon regard se fixe sur les ombres qu’elle fait sur les murs. Des histoires chinoises de feu et de dragon, racontées pour moi seule. Je relaxe, j’entends mon cœur cogner fort dans ma poitrine. J’aurais dû emmener mes dossiers ici pour travailler, c’est tellement plus plaisant… Mes dossiers!

En sortant, la lumière me frappe, crue. Je lève les yeux sur l’horloge. Cette fois, je suis carrément interloquée. J’en perds presque le souffle. Trois heures ont passé depuis que j’ai ouvert la porte du bureau, voilà à peine quelques minutes. Un frisson de panique me froisse le cou. Je ne comprends pas. Et si j’avais une maladie, l’Alzheimer ou quelque chose comme ça ?

Je suis trop sonnée. Je réfléchirai à cela demain, je n’ai plus d’énergie.

Je reviens du travail et, en voyant la porte du bureau, je me rends compte que je n’ai pas encore réfléchi à mes absences. Comme si ça n’avait jamais existé, curieux. Tiens, on sonne à la porte.

« Salut! Éric est mon nom! » me dit un grand brun qui éclate de rire en se présentant. Je suis ton voisin, juste là en face. Me dit‑il en pointant la porte de l’autre côté du couloir.

« Enchantée, je lui réponds, un peu surprise par son entrée en matière.»

« Je m’excuse de te déranger, mais je n’ai plus d’eau et je me demandais si c’était ton cas?» Sa voix est vraiment très agréable. Je lui fais un sourire pour lui dire que je comprends la situation et je pars vers la cuisine pour y vérifier les robinets. Tout semble parfait. Je me souviens, justement, que le propriétaire m’a glissé un mot à propos des robinets. Elle m’a dit que si j’avais des problèmes avec l’eau, que les robinetteries étaient chez le voisin d’en face. Ce que j’explique à cet agréable voisin.

On en conclut tous les deux que sa propre robinetterie y est sûrement aussi. Une bonne occasion de visiter son appartement en douce. On se parle déjà comme de bons vieux amis, ça augure bien. On entre dans son appartement, très joli! Pour un gars, il a beaucoup de goût en décoration. De belles toiles un peu partout. Tiens, il y a quelque chose qui cloche ici, un détail différent de mon appartement. Je ne sais pas trop quoi. Pourtant je sais que tous les appartements de l’immeuble sont faits sur le même modèle.

On a parlé longtemps, lui et moi, après avoir réglé le problème d’eau ; nous avons simplement téléphoné à un plombier! On a bien ri de notre incompétence. Il est tard et je dois travailler demain. C’était une belle soirée.

Je traverse chez moi et je me couche, déjà un peu rêveuse.

Je fais un rêve : je suis dans mon bureau, bien, en extase presque. Une grande plénitude me submerge. Une satisfaction indescriptible. Une dernière caresse chaude. J’y suis! Le bureau! Je revois mentalement l’appartement de mon voisin. Aucun espace n’indique qu’il y a une pièce de l’autre côté, pourtant nos murs sont adjacents!

Je me réveille complètement et m’assois sur le lit en fixant le bout de ma chambre. La porte de mon bureau a disparu, ma plénitude aussi…